LE 13 INFORMÉ

Le journal école du master journalisme de l'EJCAM

6 questions pour comprendre le scandale des « boues rouges »

Une vue du ciel de l'usine Altéo, leader mondial dans la production d'alumine, située à Gardanne. Crédit Photo : Jean-Claude Monet pour BBAE

Pendant plus d’un demi-siècle, Altéo, leader mondial de la production d’alumine, a pollué les fonds marins marseillais avec la bénédiction de l’État. Les rejets doivent prendre fin au 31 décembre 2022.

La date butoir approche à grands pas. Au premier janvier 2023, l’usine Altéo, leader mondial dans la fabrication d’alumine de spécialités, devra stopper ses rejets en mer. Si depuis 6 ans, l’industriel ne déverse «plus que» des effluents liquides, Altéo a, de 1966 jusqu’à 2015, tapissé les fonds marins de « boues rouges ». Tous les gouvernements ont, tour à tour, autorisé l’entreprise située à Gardanne à déverser ces déchets au large des rives de Cassis. Le 13 Informé revient pour vous en 6 questions sur ce scandale écologique.

  • Les boues rouges, c’est quoi ?

C’est une boue rouge-orangé qui recouvre les fonds marins de la Méditerranée. Elle est versée en mer, à 7 kilomètres des côtes au large de Cassis, en plein coeur du Parc national des Calanques, au niveau de la fosse de Cassidaigne, profonde de 320 mètres.

Si on remonte le fil, ou plutôt le pipeline qui rejette cette matière boueuse, on tombe sur la ville de Gardanne, située au Nord de Marseille, et plus précisément sur l’usine Altéo. Cet industriel, ancienne propriété de Pechiney, est leader mondial dans la fabrication d’alumine de spécialités. Ses produits entrent dans la composition d’écrans tactiles LCD, de batteries et de smartphones. Pour fabriquer cette marchandise, Altéo a besoin de bauxite, une roche largement majoritaire dans le sol provençal, qui donne sa couleur rouge-orangé à la boue.

Pour obtenir cet alumine, l’industriel utilise le procédé Bayer. Le principe est le suivant : chauffée la bauxite avec de la soude. Avec cette formule, pour une tonne de roche, Altéo obtient 500kg de son précieux métal et 500kg de déchets. Ces 500kg, qui finissent ensuite en mer, sont riches en métaux lourds comme l’arsenic, le mercure ou encore le titane. Aujourd’hui, ils sont stockés à terre, sur les hauteurs de Bouc-Bel-Air, une commune voisine de Gardanne.

Le site de Mange garri, sur les hauteurs de Bouc-Bel-Air. Il sert de décharge à Altéo pour y jeter ses déchets industriels. Crédit photo : Jean-Claude Monet pour BBAE
  • Depuis quand ça dure ?

L’histoire commence au siècle dernier, au milieu des années 60. À cette époque, Péchiney, propriétaire de l’usine, cherche à se débarrasser des déchets que produit son usine. Il opte pour un rejet en mer et fait appel au commandant Jean-Yves Cousteau pour sonder les fonds marins afin de construire la canalisation de l’industriel. Les rejets de ces fameuses boues rouges commencent en 1966.

La mer Méditerranée devient alors la décharge invisible de l’usine de Gardanne, et cela, pendant plus d’un demi-siècle. Durant cette période, Alteo a déversé environ 32 millions de tonnes de boues rouges sur 2 400 km2, soit dix fois la superficie de Marseille précise Le Monde.

Les rejets de ces déchets solides ont pris fin le 1er janvier 2016. En 1996, soit 20 ans après la ratification de la Convention de Barcelone par la France, un arrêté préfectoral fixe une date limite à Altéo pour stopper les rejets des boues rouges en Méditerranée.

L’usine se munit alors de filtres-presses, subventionnés par l’État, pour différencier la matière liquide de la matière solide de ses déchets. Ces effluents liquides contiennent des taux en métaux lourds au-dessus des normes légales. À quelques jours de la date butoir, l’industriel obtient de la Préfecture de Marseille, le 28 décembre 2015, le droit de déverser ces « eaux de procédés » pour 6 ans, soit jusqu’à fin 2022.

  • Quel a été le rôle de l'Etat ?

L'État a le pouvoir et la compétence d'ordonner l'arrêt des rejets de déchets en mer. Les différents gouvernements ont permis cette pollution en délivrant des autorisations préfectorales à Altéo pour le déversement des boues rouges au large de Cassis. L'industriel a pu se débarrasser de ses déchets de cette façon pendant plus d'un demi-siècle.

En 2015, Altéo obtient une dérogation de 6 ans pour continuer de rejeter des effluents liquides, mais plus de matière solide. Ces «eaux de procédés» contiennent des taux en métaux lourds au-dessus des normes légales.

Cette décision crée des tensions au sein du gouvernement de François Hollande. Manuels Valls, alors Premier ministre, et Ségolène Royal, ministre de l'Écologie, exposent leurs désaccord par voix de presse interposée. Le chef du gouvernement donne raison à Emmanuel Macron, ministre de l'Économie. Ségolène enrage. «Je désapprouve cette décision, je n'ai pas du tout changé d'avis, je pense que c'est une mauvaise décision qui est essentiellement suscitée par le chantage à l'emploi.»

Dès la création du Parc National des Calanques, son président Didier Réault, approuve les rejets d’Altéo en plein cœur du parc.

Lire aussi : "Aires marines protégées en Méditerranée : Un simple trait sur une carte ?"

  • Quelle a été la réaction de la population ?

Dès le début du rejet des boues rouges en mer, des voix s’élèvent pour s’opposer. Alain Bombard est médecin et biologiste. C’est un grand défenseur de la mer et opposant de la première heure aux boues rouges. Il organise des manifestations pour dénoncer cette pollution, mais rien ne bouge.

Au début des années 70, des manifestations éclatent aussi en Corse. Un bateau de la Montedison, une entreprise italienne, déversait des boues rouges au large du cap. Après des manifestations et des tractations infructueuses, des nationalistes font exploser le bateau. Une manière radicale de gérer le problème.

Sur le continent, l’opposition se fait rare et silencieuse. En 90, Altéo commande un rapport pour évaluer l’impact de ses rejets sur l’environnement. Ce rapport, appelé Creocean, conclut de la toxicité des boues rouges. L’industriel impose donc une clause de non-divulgation des résultats pour 10 ans.

  • Comment les médias traitent le sujet ?

L'affaire prend de l'ampleur dans les médias en 2016. Cette année là, deux enquêtes sur le sujet sortent. La première est celle de France 3 dans Thalassa. C'est la première fois que des images de cette pollution sont rendues publiques. On y voit Gérard Carrodano, un pêcheur de La Ciotat, une petite ville à côté de Marseille, remonter des poissons couverts de boues rouges.

Deux aguillats communs, une race de requin aussi surnommée "chien de mer". L'un est couvert de boues rouges, l'autre non. Crédit photo : Gérard Carrodano
Gérard Carrodano, pêcheur à La Ciotat, et un Aguillat commun, une race de requins aussi surnommée "chien de mer", recouvert de boues rouges. Crédit photo : Gérard Carrodano

Après France 3, Olivier Dubuquoy, un chercheur et militant écologique, sort le documentaire «Zone Rouge». Le film évoque notamment un rapport de l'Anses qui prouve la dangerosité de ces rejets sur la faune et la flore marines. En 2020, c'est au tour du 7e art de s'intéresser à ce sujet avec le film "Rouge" de Farid Bentoumi.

  • Quelle est la situation aujourd’hui ?

Altéo rejette encore des effluents liquides en mer, mais plus pour longtemps. La date limite imposée à l'entreprise par la préfecture est fixée au 31 décembre 2022. Ni l'entreprise, ni Didier Réault, président du parc national des Calanques, n'ont donné suite à nos demandes d'entretien concernant le respect ou non de cette date butoir.

L'usine a été rachetée en 2021 par le groupe guinéen United Mining Supply (UMS). Dès sa prise de pouvoir, UMS a déclaré mettre fin à l'extraction de bauxite et donc la fin des boues rouges.

Dans la foulée, le groupe guinéen a annoncé un plan de départ volontaire de 28 salariés sur les 486 que compte l'usine.

Auteur·trice
Arnaud Delayre