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À la lisière du « Chemin des âmes » : des Amérindiens dans les tranchées

"Le chemin des âmes" va devenir un incontournable de votre table de chevet

Il y a un plus d’un siècle, un pan de l’histoire amérindienne s’écrivait sous le vacarme des obus, à la merci des gaz moutarde et raids suicidaires en « no mans land ». Joseph Boyden, avec son tout premier roman, participe à réhabiliter la mémoire de ces femmes et hommes, frappés par la brutalité dune guerre qui leur était étrangère en tout point.

Joseph Boyden  Crédits: Wikimedia Commons

Jouant de sa plume, l’écrivain marqué par ses origines amérindiennes, retrace le parcours de deux indiens crees (nom d’une tribu amérindienne située au Canada) dans l’enfer des tranchées. Histoire cruelle, métisse et dépaysante d’un conflit qu’un océan culturel et d’eau séparait pourtant. « Le chemin des âmes » publié en 2006, sous le nom original « Three day road », propose au lecteur de s’immerger dans un monde à mi-chemin entre les tranchées du Nord-Est de la France et les réserves amérindiennes de l’Ontario.

« Chacun de nous devra descendre, trois jours durant, le chemin des âmes. »

Three days, trois jours, qui, dans la culture indienne Cree, marquent le temps qu’il faut aux âmes pour rejoindre l’Autre monde. Autant de temps que mettra Xavier, l’un des héros principaux, pour rentrer auprès des siens sur la terre de ses ancêtres au Canada, à son retour du front, accompagné de sa vieille tante Niska.

La force de cet ouvrage tient tout dabord à la puissance émotionnelle du sujet traité. Sur le « Chemin des âmes » se croisent deux univers que rien a priori ne semblait pouvoir réunir. Deux univers dont le potentiel romanesque reste immense malgré la profusion d’œuvres déjà produites : celui de la « Grande Guerre », celle qui déchira le monde entre 1914 et 1918, puis les « Indiens », comprenons par ici ceux dAmérique, tourmentés, décimés et spoliés de leurs terres ancestrales. Ainsi l’oeuvre se veut comme un véritable roman choral où les voix de chacun, à tour de rôle, racontent comment survivre. 

Dans les deux cas, les sujets charrient beaucoup de violence, de drames, de morts inutiles et inspirent tout un pan culturel de notre imaginaire collectif. Ces univers en apparence disjoints n’ont aucun point d’intersection. Cependant, c’est oublier le contexte au caractère mondial et colonial de cette guerre, s’affranchissant des tranchées culturelles et autres océans que tout séparait jusqu’alors. Ce conflit se déleste entièrement de la rivalité franco-allemande à laquelle il est souvent et maladroitement encore réduit. Ce roman ouvre notre horizon de lecteur français, britannique, canadien, américain, « occidental », et participe à modifier un peu plus notre devoir de mémoire.

Un roman choral historique…

Amérindiens de la tribu Cree lors de la Première Guerre Mondiale. © Bibliothèque Archives du Canada

Pour rappel, près de 4 000 membres du Corps expéditionnaire canadien étaient d’ascendance autochtone. Nombre impressionnant compte-tenu du peu de droits civils dont jouissaient les Premiers Peuples du Canada au début du XXe siècle. En 1917, avec l’entrée en guerre des États-Unis, ce sont 15 000 indiens d’Amérique qui les rejoignirent. On peut parler d’un enrôlement massif puisqu’un Amérindien sur trois a rejoint les rangs de l’armée canadienne durant la Première Guerre mondiale. Ramené à la population générale du Canada, leur engagement fut beaucoup plus large que celui de leurs compatriotes « blancs ». 

Lier intimement l’histoire de deux Amérindiens de l’Ontario à celle de soldats combattant dans les tranchées de Vimy lors de la Première Guerre mondiale aurait de quoi surprendre le néophyte. Alors que le dernier vétéran, toutes Nations confondues, ayant participé au conflit est décédé en 2011, ce roman est un incontournable en son genre. Comme peuvent l’être « Le Feu » d’Henri Barbusse ou « Ceux de 14 » de Maurice Genevois, ce roman est puissamment évocateur d’un enfer dont nul n’est sorti véritablement indemne.  

… et poétique

Éveilleur de conscience, mais pas seulement, il est aussi une œuvre poétique magistrale où la nature majestueuse et sauvage du Nord de l’Ontario accompagne l’homme et le soldat jusque dans les profondeurs lugubres et dénuées d’humanité des tranchées, au plus près, au plus juste. Il bouleverse le lecteur, le secoue face à l’horreur, la violence et la folie engendrées par la guerre. Mais le lecteur se retrouve également emporté, exalté par la culture des Amérindiens, leurs croyances, marquées ici par l’amitié indéfectible entre deux jeunes garçons, Xavier et Elijah. Comment ne pas être interpellé, ému par ces jeunes qui, même dans ces conditions d’existence effroyables, font toujours face à la suprématie des Blancs.

Tel un correspondant de guerre, Joseph Boyden décrit les combats et l’enfer des tranchées avec un sens du détail inouï. Il rend compte des conditions de vie insupportables des soldats. Le froid, la boue, la pluie, les rats, l’attente et l’angoisse, le mal du pays, les maladies, la saleté et les poux, la morphine pour supporter la douleur et l’horreur, les cadavres autour de soi, la peur et la folie, la culpabilité puis le plaisir de tuer. Ce décor éprouvant, réaliste, saisissant d’effroi, qui porte en lui toute la souffrance des soldats jetés dans la guerreaffecte intensément. 

Mais cette horreur, nécessaire comme un témoignage, aide à comprendre la lente plongée des protagonistes vers une folie meurtrière et désespérée, dont nul ne peut s’échapper, pas même les survivants, traumatisés à jamais.

Jim Harrison : « Un roman lumineux et sombre à la fois. Il vous fera peut-être souffrir, mais ça en vaut véritablement la peine. Irrésistible. »

La thématique de la destruction est omniprésente. Celle des hommes, celle de croyances vaines à les sauver, celle dun environnement emprisonné dans une cage de fer et de sang. Cette destruction ne se cantonne pas seulement au cadre de la guerre. Et avec la même intensité et la même force descriptive, Boyden, sous les traits de Niska la vieille tante des deux héros, raconte lexclusion et la douleur des Amérindiens face à la dépossession de leur langue, de leur culture par les Canadiens.

Bien sûr, ce roman tombe parfois dans le roman de guerre pur et dur. Oui, on y retrouve quelques hauts faits d’armes, mais l’accent est avant tout mis sur l’aspect humain de cet enfer. Par son lyrisme, Boyden aide le lecteur à comprendre comment les soldats vécurent au jour le jour cette tempête sans nom. Il peint de manière juste leurs craintes, leur peine, leur solitude.

C’est un roman fort, poignant, vivant et sans détour que livre Joseph Boyden. La violence de la guerre, la perte d’humanité dans ce bourbier fait de mort et de désespoir, l’attachement viscéral à ses racines comme autant de repères dans un monde qui ne semble plus en avoir, les questions sur la vie et le sens de nos actes et de nos contradictions. Une ode à la vie par la mort, et plus encore, un devoir de mémoire envers ces femmes et hommes, qui, déjà meurtris par nombres de politiques répressives et destructrices, partaient l’arme à la main affronter un ennemi qui n’avait rien fait pour être le leur. C’est beau et violent, tendre et cruel.

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