Aller plonger sur la corniche et se retrouver premier rôle d’un film

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Plonger du haut d’une corniche a propulsé Alain en haut de l’affiche d’un film. Latifa, elle, a engueulé son jury. Ils ont été castés, presque par hasard. Quand le cinéma choisit ses têtes d’affiches dans les quartiers de Marseille.

Mohamed Ali Mohamed Abdallah, “Le Blond” dans le film Chouf, pose devant le snack utilisé pour le tournage du film

« Quand ils m’ont dit, pendant le film, tu devras faire une crête blonde, j’ai dit, c’est mort, chez moi ils ne voudront pas ! » A cause de cette fichue crête, Mohamed Ali Mohamed Abdallah, 22 ans, a failli ne pas jouer dans le film Chouf, de Karim Dridi. Pour finir, il a assuré un vrai second rôle. Une fois le problème de la crête réglé avec sa famille.

Dans Chouf (2016), Mohamed a joué avec d’autres acteurs non professionnels. Eux aussi venaient des quartiers populaires de Marseille. Les acteurs de Khamsa (2008), un film précédent de Karim Dridi, avaient le même parcours. Mais ce n’est pas tout. En 2016 il y a eu aussi Corniche Kennedy, de Dominique Cabrera. Et surtout, en 2018, Shéhérazade, de Jean-Bernard Marlin. Deux jeunes castés dans leur quartier de la Belle-de-Mai, Dylan Robert, 18 ans, et Kenza Fortas, 17 ans, se sont retrouvés respectivement Césars des meilleurs espoirs masculins et féminins, en février. Comme Mohamed, ils n’avaient jamais fait d’écoles d’acteurs. Ce sont les films qui sont venus jusqu’à eux, dans leur quartier. Comme parfois à Marseille.

Mohamed, “le Blond” pour un été

Pour Mohamed, le bon plan est arrivé par le coup de fil d’un ami, quinze jours avant le début du tournage du film. L’équipe de Chouf répétait déjà depuis deux ans.  “Chouf allait être tourné dans le quartier, ils ont organisé un casting pour faire les figurants dans le film. Celui qui joue Gatô dans le film [rôle tenu par Foziwa Mohamed, ndlr], c’est mon vrai collègue, il m’a appelé, m’a parlé du casting.”

Mohamed ne devait pas venir : il travaillait ce jour-là. Mais dans l’après-midi, Foziwa le rappelle : l’équipe de casting est au chômage technique, personne ne s’est déplacé. Mohamed y va et rameute tout le quartier. “Je me suis présenté comme un ami de Foz, je leur ai dit, “si vous avez besoin de quoi que ce soit à la Busserine, dites-moi !”” Karim Dridi lui propose le personnage secondaire du Blond, un petit rôle qui va ensuite être étoffé à la suite d’une dispute entre un autre acteur et le réalisateur.

« En fait, c’est vous mes acteurs ! »

Alain Demaria, lui, a été choisi pendant qu’il faisait des plongeons de plusieurs mètres de haut, comme à son habitude, à partir d’un lieu bien connu de Marseille : « j’étais en train de plonger de la corniche, la réalisatrice cherchait un jeune qui plongeait de la corniche et n’avait jamais joué dans un film auparavant. » La cinéaste en question est Dominique Cabrera, réalisatrice du film nommé… Corniche Kennedy (2016).

Au départ, il n’est pas encore question de jouer dans le film, « elle nous a abordé, nous a expliqué qu’elle faisait un film et nous a demandé si on pouvait l’aider, lui montrer des endroits où on peut plonger et où ce serait beau. » C’est après plusieurs rencontres autour de la corniche, au fil des mois, que la réalisatrice leur avoue, à lui et son ami Kamel Kadri : « en fait, c’est vous mes acteurs ! » Ils vont jouer Medhi et Marco, deux des rôles principaux du film.

Des jeunes castés « sur les plages, dans les bowls de skate, les centres commerciaux »

Les jeunes se font repérer dans la rue ou à la plage, comme Alain : cela s’appelle un casting sauvage. Bania Medjbar, qui lui a fait ensuite passer un bout d’essai comme directrice du casting du film, travaille dans le milieu du cinéma à Marseille depuis 20 ans, et en a réalisé plusieurs. Pour Corniche Kennedy, pour Max et Lenny également en 2015. C’est surtout les enfants et les jeunes qui sont concernés. “Quand il y a un rôle de 15, 16 ans, il n’y a pas de comédien de conservatoire de cet âge… Il faut les trouver.” Et ils peuvent être n’importe où, “dans la rue, sur les plages, là où il y a la jeunesse, dans les bowls de skate, les centres commerciaux.”

Ce sont d’abord “des personnalités” qui sont recherchées. “Comme ce sont des acteurs non professionnels, ils n’ont pas toute la palette de jeu des comédiens. Il faut mettre en phase ce que l’enfant dégage et le personnage du scénario.” Ils sont ensuite conviés à faire des essais, pour tester leurs qualités de jeu, leur photogénie, leur patience et leur capacité à répondre aux demandes. Et là, le hasard ne suffit plus : pour Corniche Kennedy, entre 150 et 200 jeunes ont été abordés, et 120 ont passé des essais, pour assurer sept à huit rôles. In fine, le réalisateur du film a le dernier mot.

Incarner une vision de Marseille

Katharina Bellan, auteure d’une thèse sur Marseille filmée, souligne que la tendance, plutôt nouvelle, de faire jouer des jeunes des quartiers pourrait être liée à une fascination qu’exerce Marseille sur des auteurs qui n’en sont souvent pas originaires. « Marseille occupe dans les médias un rôle de laboratoire sociologique, commente-t-elle.C’est une ville cosmopolite, faite de plusieurs strates d’immigration et de générations d’immigration. Et ça intéresse le cinéma de révéler cette diversité. » Les jeunes des quartiers se retrouvent donc à incarner cette vision.

Et c’est une découverte partagée. La rencontre avec le camp de gitans de Mirabeau a ainsi fait réécrire à Karim Dridi tout le scénario, plutôt démonstratif, d’un film qu’il imaginait : “Immédiatement, je suis séduit par leur puissance, leur force de vie et la saine révolte qui se dégage de tous ces gosses, écrit-il sur le blog du tournage de Khamsa (2008) qu’il tient sur Rue89. Devant l’évidence, je décide de tout reprendre à zéro, de réécrire totalement une autre histoire sans chercher à démontrer ou à prouver quoi que ce soit.” Par la suite, il est d’ailleurs resté en contact avec ses acteurs. Certains d’entre eux jouent dans Chouf.

Vous savez d’où je viens ? Je suis de la Busserine ! Qu’est ce que vous avez ?”

Latifa Tir, 53 ans, tient un snack dans le quartier de la Busserine. Elle peut témoigner que l’on castait aussi des jeunes comme acteurs non-professionnels pour jouer dans des films… en 1985.

Latifa Tir, dans son snack de la Busserine.

A l’époque, c’est un ami qui signale à Latifa et à son frère Kadi qu’un casting se tient, pour faire de la figuration pour un film. Il s’agit de l’Eté aux Amandiers, une production locale réalisée par Jean-Louis Porte et Paul Saadoun. Latifa se rend au casting avec une amie, parmi ceux qui postulent pour les figurants. “Les maghrébins postulaient pour la figuration, les blancs pour les premiers rôles,” résume-t-elle.

Les deux jeunes femmes se rapprochent néanmoins du lieu où les premiers rôles sont auditionnés et répètent à voix forte. Non sans s’attirer des remarques. “Quand les bobos passent en casting, ils disent “doucement !”, “vous pouvez faire un peu moins de bruit ? On se concentre !”. Moi, je rigolais !” Après quelques altercations, l’acteur en charge du casting, Pierre Pahni, sort pour voir ce qu’il se passe. Rerentre. Resort. Jusqu’à demander aux deux amies quel est leur numéro pour faire un essai pour les rôles. Latifa arrive donc devant le jury et, sur la défensive, le prend à partie : “Vous savez d’où je viens ? Je suis de la Busserine ! Qu’est ce que vous avez ?” Une attitude finalement gagnante. “Mais comment on te voulait !” lui ont avoué ensuite les responsables du casting.

Retenue, elle a le choix entre les rôles féminins principaux : Martine l’amoureuse, Zinna la sage, et Myriam la rebelle un peu sulfureuse. Elle préfère Myriam. « Myriam, elle me plaisait trop. Martine, Zinna, c’était les petites pucelles, c’était pas moi. » Mais Myriam est vêtue de façon découverte, a des attitudes équivoques, le père de Latifa est réticent et elle ne veut pas le blesser. Elle jouera Zinna.

« Les bobos. Leur regard sur moi. »

Après le tournage de l’Été aux Amandiers, Latifa a voulu continuer la comédie. Elle rejoint en 1985 l’école de comédiens Rush, qui se monte à Marseille. Mais l’expérience ne se passe pas bien. A l’école, sur 800 élèves, elles sont, à ses dires, deux à être d’origine maghrébine. « Les bobos. Leur regard sur moi. » Les cours non plus ne lui conviennent pas. Elle veut être comédienne comique, on lui répond, « tu n’as pas le physique ». « Ils ne me donnaient pas les bonnes impro, que les trucs cul cul. J’ai dit ça ne me va pas, je m’en vais. »

Alain a lui aussi vécu une désillusion. Il a apprécié l’expérience du tournage et de la tournée de Corniche Kennedy,« je me suis régalé ! » mais s’est brouillé avec la production autour d’une histoire de prime de risque, qu’on lui a refusée. En cause, une chute de 18 mètres qu’il a faite pour un saut de la corniche, pendant le tournage du film. « J’ai risqué ma vie pour ce film ! J’ai failli mourir et j’ai eu le sentiment que tout le monde s’en foutait. » Son amertume ne concerne pas la réalisatrice, avec qui il a discuté de la question et qu’il continue à avoir souvent au téléphone.

Ne pas rester attendre le désir d’un cinéaste

Le plafond de verre, Bania Medjbar a pu constater son existence au cours de ses années dans le cinéma. Elle essaie donc d’accompagner les jeunes acteurs qu’elle a castés par le passé. « Certains peuvent faire le grand saut dans le cinéma, les autres, il faut qu’ils aient une profession à côté, explique-t-elle. On est en région, il y a peu de premiers rôles, ils ne font pas le statut des intermittents. » Elle a choisi de leur donner des outils d’autonomie, notamment un site, Jeunes Acteurs Marseille, qui met en avant leur CV et donne leurs contacts pour les réalisateurs intéressés. « C’est un travail d’agent sans argent ! » plaisante-t-elle.

Tenir dans le milieu, c’est aussi savoir composer. « Je leur ai bien dit quand je les ai rencontrés qu’il ne fallait pas rêver, c’est un métier qui n’est pas fait pour les classes populaires, si vous n’avez pas de casting, il faut manger. » Et donc organiser sa vie à côté. « Du coup ça se passe bien. Ils ne restent pas attendre le désir d’un cinéaste, ils sont indépendants, bien dans leur peau, optimistes. » Certains des jeunes du site sont en école d’acteurs, d’autres sont investis dans leur travail d’éducateur ou leurs études tout en restant en veille sur les castings. Bania Medjbar est amie avec un certain nombre des jeunes acteurs qu’elle avait castés, et en a fait jouer « la crème de la crème », selon ses mots, dans son propre long-métrage, le Crime des Anges (2017).

La vie continue, en attendant Chouf 2

Latifa a quitté le milieu du cinéma, mais son frère Kadi [Belkacem Tir], retenu également lors du casting de l’Eté aux Amandiers, a lui continué comme acteur et chorégraphe jusqu’à aujourd’hui. Latifa est par ailleurs revenue dans le monde du spectacle par une voie inattendue : en 2017, une pièce de théâtre mettant en scène sa vie, Le rouge éternel des coquelicots, a été montée sur la scène nationale du Merlan, situé en face de son snack, de l’autre côté d’un boulevard.

Alain a joué quelques petits rôles et fait de la figuration après Corniche Kennedy, notamment dans Plus Belle la Vie. Aujourd’hui en CDI comme déménageur, il n’exclut pas de revenir au cinéma, mais seulement pour des rôles importants, « je n’ai pas envie de dire à mon patron que je ne suis pas là, juste pour des petits rôles ».

Mohamed est parfois reconnu dans la rue. Il organise sa vie entre ses activités bénévoles auprès du collectif jeunes et du club de foot de la Busserine, et son travail dans le transport, avec comme actualité le démarrage d’une formation poids lourd. Page du cinéma tournée ? Il blague quand même au sujet du sort funeste de son personnage dans Chouf, un des moments d’émotion du film : « On ne sait pas s’il est mort ! Peut-être qu’il est parti du quartier et qu’il reviendra. Moi, je me fais des films, pour peut-être être dans le 2 ! »

Julie Le Mest

Auteur·trice

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