Dans la plus grande école arménienne de France, le deuil de l’Artsakh

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L’école Hamaskaïne, dans le 12e arrondissement de Marseille, est la seule école en Europe à proposer l’enseignement de la langue et de la culture arménienne de la maternelle à la terminale. Depuis l’attaque de l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabagh, le personnel enseignant tente de perpétuer la mémoire arménienne auprès d’élèves sous le choc. 

A l’entrée de cette école du 12e arrondissement, les drapeaux de l’Arménie et de l’Artsakh, la république auto-proclamée du Haut-Karabagh, sont en berne. Ici, chaque porte est recouverte d’un poster de soutien à l’Artsakh, et chaque classe rappelle par un dessin, une sculpture ou un article cette région montagneuse du Caucase qui vient tout juste de perdre son indépendance.

« C’est une catastrophe, soupire Gilbert Markoyan, à la tête du conseil d’administration de l’école, on est complètement déboussolé ». Sujet de tension entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan depuis la fin de l’époque soviétique, la république auto-proclamée du Haut-Karabagh ou « Artsakh » en arménien, doit être dissoute d’ici le 1er janvier 2024. Deux ans après l’assaut azéri dans cette région arménienne enclavée en Azerbaïdjan, qui avait couté la vie à environ 8 000 soldats des deux côtés, Bakou a relancé une attaque éclair le 19 septembre dernier. Mais Gilbert Markoyan n’était pas surpris. Cela faisait alors neuf mois que l’Azerbaïdjan avait formé un blocus complet de la région, empêchant tout lien avec l’Arménie. « On a plus de nouvelles depuis décembre 2022, se désole le président, avant, les enfants de l’école correspondaient avec des classes d’Artsakh, maintenant plus rien ».

« L’Artsakh, c’est le cœur de l’Arménie, insiste Gilbert Markoyan, le cœur de la chrétienté. Ce sont nos racines. Ici, la plupart des enfants ne remontent pas leur arbre généalogique avant 1915, là-bas, ils connaissent leurs ancêtres sur plusieurs siècles, c’était fabuleux », soupire-t-il. Avant l’escalade de conflits, Gilbert Markoyan se rendait personnellement dans la région tous les quatre ans. « Je parrainais un orphelin depuis 1994, dès ses deux ans, murmure-t-il les larmes aux yeux, il est mort au combat en 2020 ». Il est sans appel : « pour moi, c’est la continuation du génocide » de 1915.

Chaké Jamgotchian, directrice de l’école Hamaskaïne, montre un tableau rassemblant plusieurs articles d’actualité sur le Haut-Karabagh en salle des professeurs. Crédit : Chloé Pasquinelli.

L’essentiel du personnel enseignant ne cache pas, lui non plus, sa rancœur. Dans la salle des professeurs, les mots « l’Azerbaïdjan attaque l’Artsakh » trône en rouge au milieu d’un tableau blanc, recouvert d’articles à charge pour « tenir au courant de l’actualité aux enseignants non-arméniens », précise Chaké Jamgotchian, la directrice de l’école. Elle est écœurée : « les Azéris ont déjà changé les noms de rue », souffle-t-elle. Elle évoque un des plus célèbres monuments de Stepanakert, « Nous sommes nos montagnes », représentant un grand-père et une grand-mère. « Ils vont le détruire, gronde-t-elle. Ils ont déjà défiguré la cathédrale de Chouchi. Notre patrimoine culturel n’intéresse pas les Azéris ». Une reproduction du monument trône fièrement dans le hall d’entrée : « on a dit aux enfants qu’il allait peut-être être détruit, ils étaient estomaqués ».

La reproduction du monument « Nous sommes nos montagnes », situé à Stepanakert, a été réinstallé récemment dans le hall d’entrée de l’école. Photo Chloé Pasquinelli.

Transmettre sans traumatiser

« Le moral de l’établissement était difficile, soupire la directrice adjointe. Heureusement qu’il y a les enfants. Ils respirent la joie de vivre, ça fait du bien ». Pas question pour ces adultes de transmettre un quelconque sentiment vindicatif auprès de leurs élèves. Elle insiste : « les enfants sont conscients qu’ils sont là pour perpétuer notre langue, notre culture, tout en apprenant à être de bons citoyens français ». Le mot d’ordre est clair : « il ne faut pas les traumatiser », répète Gilbert Markoyan. Le détail des bombardements n’est jamais explicité.

Difficile cependant de faire comprendre à des enfants la réalité des faits : « un jour, raconte la directrice, mon fils de 9 ans lisait une bande-dessiné sur le génocide de 1915. Il m’a demandé “mais, ça veut dire qu’ils sont morts ?”. Il en entendait parler depuis tout petit, mais il n’a compris réellement qu’avec cette BD ».

Dans cette école, l’art est le principal vecteur de compréhension, comme le prouve Sylvie Eurnekian, professeure de Français pour les collégiens. Depuis 2020, elle tient à faire lire « même brièvement » à ses élèves de plus en plus d’auteurs arméniens : William Saroyan, Jean Ayanian, ou encore Aksel Bakounts. « Ce sont souvent des œuvres autobiographiques du XXe siècle, qui ont été témoins du génocide ou qui ont immigré. Elles permettent de toucher du doigt la réalité de la région, et d’appréhender l’expérience de vie des exilés arméniens ».

Pour ses plus jeunes élèves, Tamara Konca, directrice adjointe et professeure de primaire, aborde une approche différente. « On prend l’angle des enfants. On leur dit que des petits compatriotes comme eux ont perdu leur maison, et qu’il faut continuer à parler et chanter l’Arménien ». L’essentiel des travaux que Tamara confie aux petites classes tourne autour d’activités manuelles : peintures, collages ou sculptures.

Tamara Konca, professeure des écoles et directrice adjointe de l’école, avec les travaux de ses jeunes élèves réalisés les années précédentes en soutien au Haut-Karabagh. Crédit : Chloé Pasquinelli.

Le 22 septembre dernier, l’école organisait sa traditionnelle cérémonie de rentrée, pour célébrer l’indépendance de l’Arménie. D’ordinaire « joyeuse », elle fut cette année entachée par l’offensive éclair de l’Azerbaïdjan. « On a hésité à annuler la cérémonie, admet Chaké Jamgotchian, mais j’ai décidé de la maintenir ». 150 enfants de CE2, CM1 et CM2 ont participé à une « danse hommage », « dans un silence jamais vu », devant des centaines d’élèves, professeurs et parents d’élèves présents, se rappelle la directrice adjointe, Tamara Konca. « On a dû leur expliquer que là, l’ambiance serait différente. Ils ont bien compris, sourit-elle. Parfois les petits comprennent mieux que les adultes ».

La diaspora, seul rempart d’une Arménie enclavée

Un an plus tôt, dans cette même école, Benoit Payan, d’origine arménienne lui-même, s’insurgeait : « Difficile de ne pas hurler », insistait-il, face au « massacre des Arméniens commis dans le silence assourdissant des nations ». Alors que l’école célébrait l’agrandissement de ses locaux pour permettre à 200 élèves de plus d’intégrer cet établissement très prisé, le Haut-Karabagh était déjà dans tous les esprits. L’événement avait attiré des membres de la communauté arménienne du monde entier, y compris le président de l’association Hamaskaïne venu spécialement du Liban, Zakar Kéchichian.

Le maire Benoît Payan pendant son discours aux côtés de la directrice de l’école, Chaké Jamgotchian (à gauche), et du président du comité central de l’association Hamaskaïne dans le monde, Zakar Kéchichian (à droite), le 22 octobre 2022. Crédit : Chloé Pasquinelli.

Aussi, l’association culturelle Hamaskaïne, présente dans 19 pays, tend à étendre l’influence culturelle de la communauté arménienne. Si d’autres organisations comme la Croix Bleue, se chargent de l’aide humanitaire, Hamaskaïne vient, quant à elle, s’assurer de la solidité d’appartenance des Arméniens du monde entier. Ceci n’empêche toutefois pas la plupart d’entre eux, comme Gilbert Markoyan, santonnier par ailleurs, de se présenter comme étant « 100 % Arménien et 100 % Français ».

La France est le second foyer de la diaspora arménienne dans le monde, comptant quelque 350 000 Arméniens sur son sol. L’essentiel de cette communauté se concentre à Marseille : 80 000 personnes environ, presque autant que la population du Haut-Karabagh. Le dimanche suivant la reddition de l’Artsakh, ils n’ont ainsi pas manqué de venir en nombre sous l’ombrelle du Vieux Port en compagnie de plusieurs représentants politiques.

Auteur·trice
Chloé Pasquinelli

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