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Étoiles de David : une tentative de déstabilisation russe déclenche un emballement médiatique

A l'origine des tags antisémites, une tentative de déstabilisation russe. Image générée par IA

Ces tags ont choqué la France entière. Des centaines d’étoiles de David bleues ont été apposées sur les murs de bâtiments et de lieux de résidence en région parisienne. L’enquête policière s’oriente vers une tentative de déstabilisation pro-russe. Retour sur le déroulé des événements, leur traitement médiatique et leurs conséquences nationales et internationales.

Des « tags antisémites » aux « étoiles de David »

Retour sur le déroulement des faits à l’origine de l’affaire

L’affaire débute l’an dernier, dans la nuit du 26 au 27 octobre. Dans son récit rétrospectif des événements, Franceinfo décrit les faits comme suit. Il est 2 heures du matin, dans le 10e arrondissement de Paris, au croisement des rues Belzunce et Rocroy. Un riverain sorti fumer aperçoit « une femme et un homme habillé en noir, capuche sur la tête, positionné en retrait, comme s’il faisait le guet ». Dans ses mains, il aperçoit un pochoir avec une étoile de David. Il raconte ainsi « quand j’ai vu que la femme avait tagué plusieurs étoiles, j’ai appelé la police. » Une troisième personne est aperçue par ce dernier en train de prendre des photos des tags mais ne sera pas inquiétée.

Une enquête Franceinfo a permis de révéler un vaste réseau de désinformation russe à l’origine des tags d’étoiles de David à Paris. Capture d’écran France Info

Les personnes placées en garde à vue s’avèrent être un couple de Moldaves arrivé peu avant les faits de la capitale Chisinau. En situation irrégulière, ils sont placés en détention par la préfecture puis expulsés. La dizaine d’étoiles taguées par leurs soins est effacée, l’opération passe inaperçue.

Cependant, trois nuits plus tard, une seconde équipe réalise les mêmes peintures d’étoiles de David sans rencontrer d’obstacles. Environ 250 tags sont découverts dans le 14e, 15e et 18e arrondissements parisiens, ainsi que dans plusieurs villes de banlieue comme Saint-Ouen, Saint-Denis, Issy-les-Moulineaux, Fontenay-aux-Roses et Vanves dans les Hauts-de-Seine. L’émotion suscitée par ces événements est considérable.


Il est primordial de noter que ces informations, telles que l’on en a connaissance aujourd’hui, ne sont pas rendues publiques en temps réel pendant l’affaire. Celle-ci éclate médiatiquement le 31 octobre, quand les tags sont constatés sur place par les riverains et relayés en masse par les médias et les réseaux sociaux qui s’emparent du sujet.


L’emballement médiatique, de l’invocation d’un « acte antisémite » aux « étoiles de David »

La plupart des commentaires établissent un lien entre ces étoiles et la recrudescence des actes antisémites signalés en France et dans le monde. Ce traitement de l’information intervient alors que l’offensive terrestre d’Israël à Gaza vient de débuter, moins d’un mois après les attentats du Hamas, le 7 octobre 2023. C’est le cas de Libération, qui titre dès le 31 octobre Fléau – Antisémitisme : des dizaines d’étoiles de David taguées en région parisienne, le gouvernement « ne laissera rien passer », il en va de même pour La Dépêche, Le Parisien ou encore Médiapart. Les bandeaux des chaînes d’informations en continu telles que CNews ou LCI font de même. 

Un mode opératoire « très organisé et atypique »

Laurent Nuñez, préfet de police de Paris

Dans la cohue d’une réponse qui se veut immédiate, ces « actes insoutenables » sont unanimement condamnés par les médias et la Première ministre de l’époque, Élisabeth Borne. En l’espace de deux jours, ces tags provoquent une vive émotion qui submerge les débats politiques qu’ils suscitent. Dans le même temps, le traitement médiatique qui en est fait suit cette voie, en atteste cette vidéo du HuffPost le 31 octobre qui met en lumière le témoignage d’habitants horrifiés par ces tags.

Rares sont les médias ou les acteurs médiatiques qui prennent des précautions pour qualifier ces actes, en dépit des doutes entourant leurs motivations. La manipulation est donc en marche et se propage sans trop d’encombres dans le paysage médiatique français. Pourtant, comme le soulignait le 5 novembre à BFMTV le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez, le mode opératoire est « très organisé et atypique ». Il ne semble pas correspondre à celui qui est pratiqué en temps normal pour les actes antisémites. 

On peut noter, que dès le 31 octobre, The Times of Israël traitait avec une relative prudence le sujet, en relevant l’incertitude qui entourait les motivations de ces tags. En cause, la couleur des tags comme le précise le parquet à l’AFP. Ils sont bleus, comme sur le drapeau israélien et non pas jaunes comme l’étaient les étoiles brodées sur les brassards destinés aux Juifs durant la Seconde Guerre mondiale.

Impact d’une tentative de déstabilisation médiatique

Moins de deux jours après que l’affaire ait éclaté, le 1er novembre, s’opère une bascule importante. L’information sur l’arrestation du couple moldave est rendue publique. À ce moment-là, le ton médiatique change : sur les chaînes d’informations et dans les articles de presse, on ne parle plus de tags antisémites mais d’étoiles de David.

Attisement de la peur et stigmatisation

Cependant, dans un contexte français de recrudescence d’actes antisémites, la propagation des photos de ces étoiles dans les médias a provoqué de l’émotion mais a surtout cristallisé des tensions internes déjà présentes dans le pays, particulièrement depuis le début de la guerre entre le Hamas et Israël. L’utilisation de ce symbole sur des bâtiments abritant parfois des Juifs convoque évidemment une mémoire collective traumatique. Le 15 novembre dernier, Le Monde faisait par exemple état du recensement de 1 518 actes antisémites en France depuis le 7 octobre. Un chiffre trois fois et demi supérieur aux 436 actes recensés par le Conseil représentatif des institutions juives en France (Crif) sur l’ensemble de l’année 2022.

Au moment de la révélation de l’arrestation de ce couple de Moldaves, le ministre de l’Intérieur s’est déjà exprimé sur les origines « probables » de ces tags. Il invoque le résultat de « l’islamisme » et de « l’ultragauche ». Ces déclarations cristallisent encore davantage l’opinion sur le sujet et les chaînes d’information en continu multiplient les éditions spéciales.

Une tentative de déstabilisation orchestrée par la Russie

L’affaire des étoiles de David, à l’origine directement attribuée aux conséquences du conflit Israël-Hamas, a finalement provoqué une montée des tensions entre Paris et Moscou. Plusieurs médias français comme BFMTV relaie la position de Paris qui accuse Moscou, dans un communiqué du 9 novembre 2023 «  d’amplification artificielle » sur les réseaux sociaux à l’aide de bots. Ces derniers sont des comptes gérés par des algorithmes, qui agissent en bataille et visent à reproduire massivement des messages en apparence rédigés par des humains.

Le lendemain, Moscou dénonce, dans un communiqué, les accusations françaises qu’elle qualifie de « stupides » et « indignes ». À ce moment-là, comme le rappelle Franceinfo dans son dossier d’investigation du 26 janvier 2024, le commanditaire des tags est identifié. Il s’agit d’Anatoli Prizenko, un homme d’affaires moldave russophone de 50 ans. Il affirme à la cellule d’investigation de Radio France qu’il s’agissait d’un «  acte de soutien envers les Juifs »  mettant en cause l’interprétation du Premier ministre et du procureur, comme origine du bruit provoqué par la presse. Il aurait agi à la demande du « Bouclier de David », un groupe de Juifs anonymes d’Europe, complètement inconnu.

À chaque étape de l’enquête, « on prend de plus en plus de risques en cas d’erreur »

Journaliste de Franceinfo à l’origine de l’enquête

Par ailleurs, le 9 novembre dernier, le ministère des Affaires étrangères a dénoncé une ingérence numérique russe basée sur l’expertise technique de l’agence Viginum. Cette dernière a identifié un millier de faux comptes sur la plateforme X (anciennement Twitter), partageant près de 2 500 publications liées aux étoiles de David taguées à Paris, ainsi que deux photos prises lors de la première opération nocturne du 26 au 27 octobre, non diffusées ailleurs à ce moment-là. Le relai de ces clichés, deux jours avant leur découverte par les internautes montrent donc que les animateurs de ces comptes russes ont agi en harmonie avec l’opération de tags.

Ces comptes ont promu le site RRN.world, un « média » qui critique le soutien occidental à l’Ukraine. RRN est lié à « War on Fakes » une autre page web qui propage une perspective pro-russe. Viginum a identifié 353 sites affiliés à RRN, dont certains usurpent l’identité de médias et institutions à des fins de propagande anti-française. Derrière ce réseau tentaculaire, Meta a désigné deux entreprises russes, Struktura et ASP qui ont dépensé 105 000 dollars en publicité ciblée pour promouvoir leurs propres contenus. Ces entreprises ont été sanctionnées par l’Union européenne en juillet 2023. Le réseau RRN a également été promu par le réseau diplomatique russe, dont l’ambassade de Russie en France. 

L’ampleur totale de cette opération d’influence reste difficile à mesurer, mais il semble évident que l’histoire des étoiles de David cache un réseau de manipulation informationnelle bien plus vaste, orchestré par la Russie à des fins de déstabilisation envers notamment la France, mais aussi l’Occident.

Traiter d’un sujet « sensible » en temps de conflit, quelles conséquences ? 

Contactés, les journalistes qui ont révélé la véritable origine des étoiles de David, fruit d’une tentative de déstabilisation de la France par un vaste réseau de désinformation russe, n’ont pas répondu ou n’ont pu répondre à l’invitation d’une interview.

Néanmoins, via messagerie privée, l’un d’eux évoque la difficulté de traitement de ce genre de sujet. L’expression le mensonge prend l’ascenseur et la vérité l’escalier colle bien à ce cas de désinformation. Il a fallu trois jours pour révéler l’arrestation du couple de Moldaves et une semaine pour démentir complètement la première version de l’histoire donnée par les médias. À chaque étape de l’enquête, confie-t-il, « on prend de plus en plus de risques en cas d’erreur »

Certains journalistes, à l’image de certains médias, peuvent recevoir des messages issus de bots en dessous de leur tweet, par exemple, ou des messages d’intimidations en fonction du camp qu’ils incriminent, ou de celui qu’ils choisissent de laver de tout soupçon, en tout état de cause.

Auteur·trice
Camille Micaelli