LE 13 INFORMÉ

Le journal école du master journalisme de l'EJCAM

Le cas de Tchernobyl : du mensonge soviétique à la dissimulation française

Le 26 avril 1986, un des réacteurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl explose dans la ville soviétique de Prypiat. Photo Denis Reznik/Pixabay

26 avril 1986 : le réacteur numéro 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl (URSS, Ukraine) explose. Un nuage, équivalent à une centaine de bombes atomiques d’Hiroshima, se propage et les pays européens prennent de nombreuses précautions. Mais ce n’est pas le cas de la France qui camoufle les dégâts sur son territoire. Retour sur cette manipulation de l’information.

Prypiat (49 000 habitants en 1986) est située en République socialiste soviétique d’Ukraine. Cette ville moderne symbolise le progrès communiste en abritant les ingénieurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl, la plus importante d’URSS. La centrale n’a pas été placée ici aléatoirement. Les Polésiens, habitants de la région ont longtemps été rebelles au pouvoir central qui décide d’en faire un terrain d’expérimentation nucléaire et militaire, selon Reporterre. La construction de la centrale de Tchernobyl en 1971, en pleine Guerre Froide et course au nucléaire, en est un exemple. 

Le 25 avril 1986, une opération de maintenance a lieu. Retardée, elle débute à 23h. La pression du réacteur 4 chute très vite alors qu’elle ne doit s’arrêter qu’à 25% pour permettre les travaux de la nuit, comme le décrit Franck Ferrand dans un podcast d’Europe 1. Les ingénieurs tentent de corriger le tir et un point chaud se forme rapidement. Cinquante tonnes de combustible s’évaporent lors de deux explosions, soit 5% de la réserve. La grande majorité reste contenue au sein de la centrale.

Récit d’une catastrophe évitable

Cet accident coûta directement la vie à 43 personnes et selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 4 000 autres sont décédées suite à l’exposition aux radiations. À noter que les chiffres de l’OMS font débat étant donné ses liens avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) accusée de lobbyisme. Le journal The Lancet affirme que « lorsqu’il s’agit de Tchernobyl […] on n’a peut-être pas dit toute la vérité. Et l’OMS a la responsabilité d’établir cette vérité, aussi inconfortable soit-elle pour les États-membres ou les agences qui lui sont liées » (The Lancet – Vol 383 – 21 juin 2014). Greenpeace soutient plutôt un bilan de 100 000 morts. D’après l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN), les rejets se poursuivirent jusqu’au 5 mai. Alors que ceux de Prypiat l’ont été au lendemain de l’accident. Les habitants de Tchernobyl et les 4 000 Polésiens habitant dans un rayon de trente kilomètres ont été évacués le 4 mai. En dix jours, ce sont 12 milliards de becquerels, l’unité permettant de mesurer la radioactivité, qui sont libérés. En comparaison, les déchets nucléaires ne peuvent excéder 100 becquerels par gramme, d’après la réglementation française. Ce sont donc 120 tonnes de déchets nucléaires irradiés au niveau maximum autorisé qui ont été jetés dans la nature. L’IRSN identifie également plusieurs défauts de conception des réacteurs comme « une instabilité importante du réacteur à certains niveaux de puissance, un temps de réaction trop long du système d’arrêt d’urgence et l’absence d’enceinte de confinement autour du réacteur ». Le jour J, les opérateurs de l’expérimentation prévue ont également violé certaines règles de sécurité.

« Lorsqu’il s’agit de Tchernobyl […] on n’a peut-être pas dit toute la vérité. »

The Lancet, 2014

Le nuage radioactif envahit plusieurs pays européens, jusqu’en France. Mais les autorités soviétiques, avec à leur tête Mikhaïl Gorbatchev, n’alertent pas tout de suite, ne parvenant pas à mesurer l’ampleur des dégâts. L’URSS disposait de peu d’instruments pour mesurer la radioactivité. Même lorsque les détails de la catastrophe étaient connus, les Soviétiques ont étouffé l’affaire par peur d’une atteinte à la stabilité politique. Certaines études de la situation, orientées par l’État, expliquaient l’inoffensivité des radiations. À cette époque, le gouvernement soviétique tendait pourtant vers une politique de transparence (Glasnost). C’est dans cette dynamique que des experts internationaux (dont Américains) se rendent sur place quelques jours après la catastrophe, mais ils vont également minimiser les dégâts. Et pour cause une mauvaise publicité révélerait au grand public les conséquences sanitaires des essais nucléaires, réalisés également par les États-Unis d’après Reporterre, qui se présente comme « média de l’écologie ». Mais le doute s’installe dans les têtes de la population soviétique comme dans celles des journalistes étrangers. Jean-Pierre Joulin, envoyé spécial de l’époque, cite dûment ses sources à chaque intervention sur Europe 1 : « selon les renseignements soviétiques ».

La propagation du nuage et des mensonges

C’est la Suède qui informera en premier la communauté internationale d’une radioactivité anormalement élevée le 28 avril. Une agence de presse soviétique annonce dans la foulée que l’un des quatre réacteurs de Tchernobyl a été accidenté mais que des efforts sont faits pour en réduire les conséquences. La nouvelle fait la Une des journaux français le 29 avril. L’AIEA apprend officiellement l’accident le 30 avril et Gorbatchev finit par l’avouer publiquement à la télévision le 14 mai soit trois semaines après l’accident. Alors qu’en Allemagne de l’Ouest, en Italie, en Suède et au Royaume-Uni des mesures sont prises (interdiction de certains aliments, interdiction de sortie pour les enfants, indemnisation des agriculteurs…), la France n’entreprend rien. La météo annonce même qu’un anticyclone en provenance des Açores repoussera le nuage radioactif à la frontière. 

Météo du 30 avril 1986. Archives Ina

Le 4 mai, on peut entendre ceci à la météo : « le ministère de la Santé communique : ni la situation actuelle ni son évolution ultérieure ne justifient dans notre pays quelque contre-mesure sanitaire que ce soit ». Le ministre de l’Agriculture va également en ce sens : « le territoire français en raison de son éloignement, a été totalement épargné par les retombées de radionucléides consécutives à l’accident de la centrale de Tchernobyl ». Quelques jours plus tard, la décision sera tout de même prise d’interdire la consommation d’épinards d’Alsace. 

L’exécutif, alors en cohabitation François Mitterrand – Jacques Chirac, fait bloc. En pleine Guerre froide, le Président refuse de blâmer Gorbatchev et de fragiliser le programme nucléaire français en développement, ce qui donnerait du crédit aux écologistes. Quant au Premier ministre en poste depuis à peine un mois, il tente de rassurer les Français. D’autant plus que l’hexagone tend à devenir un territoire très nucléarisé. 

Contre-vérités et manipulations

Le professeur Pierre Pellerin, du service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI) dépendant du ministère de la Santé, porte la voix de l’État et est régulièrement invité dans les médias. Le 16 mai, les services vétérinaires de Bastia lui envoient un échantillon de lait de brebis. Selon La Dépêche, ils y ont détecté 4 400 becquerels par litre, et ont calculé que le 3 mai, ce taux était de 17 600 becquerels par litre, soit 35 fois la limite autorisée par la Communauté européenne. Une information que le professeur ne divulguera jamais. Une note manuscrite à destination du ministère de l’Intérieur affirme que « nous avons des chiffres qui ne peuvent être diffusés. Lait de brebis très élevé jusqu’à 10 000 becquerels. Accord entre SCPRI et ISPN pour ne pas sortir de chiffres ». Après que plusieurs plaintes ont été déposées contre lui, le professeur Pellerin est mis en examen pour « tromperie et tromperie aggravée » en 2006. Il est finalement blanchi par la Cour de cassation en novembre 2012.

Propagation du nuage radioactif sur la France du 30 avril au 5 mai 1986. Source IRSN.

Toutefois, il a depuis été prouvé que le nuage avait effectivement survolé la France du 30 avril au 5 mai. Il est également avéré, selon la présidente du Rassemblement citoyen Cap 21, association devenue depuis un parti politique, que « les alarmes de certaines centrales françaises ont sonné » en raison du taux de radioactivité anormal. En URSS aussi, les preuves contredisent la version de l’État. Lors de la première conférence internationale sur le sujet en mai 1988, la physicienne Natalia Lozytska a enfilé les habits d’une femme de ménage afin de transmettre aux experts occidentaux des documents, à l’abri de la surveillance de l’URSS, contredisant les chiffres officiels du gouvernement soviétique et faire éclore la vérité. Tchernobyl deviendra le principal argument et slogan des opposants au pouvoir en URSS. 

D’un point de vue médiatique, aujourd’hui la plupart des journalistes reconnaissent que les dirigeants soviétiques ont minimisé la catastrophe. Cela est précisé à chaque évocation du sujet, mis à part à Moscou. Une mini-série américaine diffusée sur le sujet par HBO en 2019 avait fait polémique en Russie. Les Russes l’accusent d’incriminer les autorités soviétiques de l’époque et le KGB (où a officié Vladimir Poutine). La télévision d’État russe prépare donc une réponse à cette série, pour dévoiler leur version des faits. 

En France, la classe politique a accablé les médias. Alain Carignon, ministre de l’Environnement de l’époque parle d’ « un problème de l’information » accusant les médias de ne pas avoir suffisamment enquêté sur le sujet. De son côté, Alain Madelin, ex-ministre de l’Industrie, affirme que « jamais aucune autorité n’a prétendu que la France était épargnée par le nuage de Tchernobyl. Si mensonge il y a, ce n’est pas le mensonge de l’État, mais celui des médias constamment répété. » Cette remise en cause du rôle des médias a incité les journalistes à prendre de la distance avec les déclarations des hommes politiques. Le témoignage de Valérie Faudon, présidente de la Société française de l’énergie nucléaire (SFEN), dans La Jaune et la Rouge, sur la production d’information autour de la catastrophe de Fukushima en 2011, le démontre.


Communiquer sur les catastrophes nucléaires : Fukushima, 2011

À l’inverse de 1986, dès les premiers jours qui suivent la catastrophe de Fukushima, des experts et porte-paroles de l’industrie nucléaire ont expliqué et commenté l’accident dans les médias. Paradoxalement, cet épisode permet au nucléaire de gagner en crédibilité. Les autorités de sûreté sont proactives et transparentes dans leur communication contrairement à leur réaction après Tchernobyl. Valérie Faudon, présidente de la Société française d’énergie nucléaire (SFEN), affirme en septembre 2013 dans la revue La Jaune et la Rouge que « cette restauration de la confiance aura été très rapide en comparaison avec l’accident de Tchernobyl, pour lequel il avait fallu presque quinze ans ». À noter que le dysfonctionnement de la centrale japonaise était dû à un tremblement de terre suivi d’un tsunami, et non d’accumulation de plusieurs erreurs humaines comme à Tchernobyl.


Auteur·trice
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Nils Gobardhan