LE 13 INFORMÉ

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« Bébés décapités » de Kfar Azar : anatomie d’une manipulation

Screenshot du tweet du compte officiel du gouvernement israélien

Le 7 et 8 octobre 2023, le Hamas, organisation politico-militaire a mené d’importantes attaques en Israël, tuant 1 140 personnes et prenant en otage 250 autres (estimations actuelles de l’AFP (l’Agence France Presse), à partir de données officielles). Dans le kibboutz (village collectivisé), des hommes armés du Hamas prennent d’assaut certaines zones et y perpétuent de nombreux massacres.

Le 10 octobre, dans la ville de Kfar Azar, à quatre kilomètres au nord de la bande de Gaza, les soldats israéliens repoussent le groupe armé du Hamas et réinvestissent les lieux. Les soldats israéliens et le colonel de réserve, Golan Wach, font état de massacres. La journaliste anglophone Nicole Zedeck est sur place. Elle indique en direct à la télévision sur i24 NEWS que 40 bébés auraient été décapités. Quelques heures après, le compte officiel de l’État d’Israël a publié sur le réseau social X (anciennement twitter) l’extrait de la vidéo.

Exemples de titrailles en presse écrite et de chaînes de télévisions qui annoncent ces évènements. Un journal britannique et la chaîne d’information en continu CNN

En temps de guerre, la difficulté des médias et des journalistes d’accéder à l’information, de la vérifier et de la partager au public

Dans la foulée, la journaliste Nicole Zedek de la chaîne i24 NEWS précise que sa source était un « commandant » présent sur les lieux. Elle ajoute ensuite que ce commandant tirait lui-même ces informations de soldats israéliens présents sur les lieux. Plus tard, la source est identifiée comme étant le colonel de réserve Golan Wach.

Le problème dans cette affaire : aucun des journalistes ou des médias, sur place ou à distance, qui ont relayé ces faits, n’ont pu les confirmer de manière indépendante. De son côté, l’AFP a contacté un porte-parole du ministère des Affaires étrangères, dont dépend le compte X  officiel d’Israël. Sa réponse : « nous ne pouvons confirmer aucun chiffre à ce stade ». Lors de son enquête, l’agence a interrogé un militaire qui n’a pas souhaité décliner son identité. Il fait alors état de mutilations, dont des décapitations, mais sans entrer dans des détails d’âge, de sexe et de nombre de victimes présumées.

Ce scandale révèle deux positions qu’ont adoptées les médias. Dans la première, des personnes et des organisations se livrent sciemment à une manipulation. Elles ont conscience que les allégations sont fausses et agissent en connaissance de cause. Ici, en l’occurrence, c’est le gouvernement israélien, à travers ses propres canaux de diffusion. Mais il y a aussi, des personnes ou des organisations qui répandent une rumeur en ne se basant que sur les dires d’une seule source, c’est le cas ici de la journaliste d’i24 NEWS. Face à eux, d’autres, comme l’AFP, prennent le parti de passer sous silence ces allégations car il leur est impossible de confirmer leur véracité.

Les conséquences de la médiatisation de la rumeur

La vidéo est partagée par le compte officiel X du gouvernement israélien. Elle est visionnée plus de 7 millions de fois en quelques heures. Même après la révélation de la fake news, la vidéo est encore accessible sur ce réseau social. Elle enregistre actuellement 20,7 millions de vues. La BBC et CNN relayent des décapitations d’enfants. Dans son émission, la présentatrice de CNN explique : « ils [les autorités israéliennes, N.D.L.R] ont probablement… évidemment des preuves de ceci. Il y a tellement de vidéos de ce qui s’est passé là-bas ». Ces propos révèlent que la journaliste n’a pas la confirmation des faits : impossible, pour le moment, de prouver leur véracité. Le journal Le Monde , lui, évoque des rumeurs sans les confirmer. Du côté de la sphère politique en France, le député Meyer Habib, du parti Union des démocrates et indépendants, fait le choix de reprendre ces rumeurs et de les partager, en direct, chez Franceinfo. La journaliste présentatrice qui le reçoit ne remet pas ces événements en cause. Elle omet de préciser que ces éléments proviennent uniquement de soldats israéliens, à l’origine de la diffusion de cette information.

Screenshot du tweet du député Meyer Habib

Aux États-Unis, dans la soirée du 10 octobre, le président Joe Biden confirme que des « terroristes » du Hamas ont décapité des enfants. Dans la foulée, la Maison Blanche a tenu à alerter, dans un communiqué, sur l’incapacité de prouver de manière indépendante la véracité de ces rumeurs.

Screenshot d’un tweet reprenant une partie du discours de Joe Biden qui mentionne les rumeurs de décapitations

À nouveau en France, le 24 octobre lors d’une séance à l’Assemblée Nationale, le ministre de l’Intérieur Gérard Darmanin annonce que des personnes seront entendus au tribunal pour avoir dit que la rumeur des bébés décapités était fausse. Le 22 octobre plus de 15 000 personnes manifestent à Paris en soutien au peuple Palestinien. Lors de cette marche, une vingtaine de personnes ont été interpellées et ont été amenées à répondre de leur : « slogans antisémites, antisionistes, inacceptable, ignominieux, […] pour le service de Monsieur le garde des Seaux, ils [les manifestants N.D.L.R] répondront aux slogans sur « les bébés décapités qui n’existent pas » ou malheureusement des arguments antisémites inacceptables ».

Face aux nombreuses critiques et doutes quant à la véracité de la rumeur, le 26 octobre, média i24 NEWS publie un article qui appuie les propos du colonel présent sur les lieux. Le colonel affirme avoir vu de ses propres yeux des bébés décapités sans préciser leur nombre. Rappelons-nous que dans un premier temps il expliquait tirer ces propos de témoignages de soldats sur place.

Révélation tardive et peu médiatisée : prendre le temps d’enquêter, de révéler puis de diffuser

Le 1 décembre, le bilan du massacre et de l’identification des victimes et disparus arrive pratiquement à son terme. Haaretz , un quotidien national israélien, révèle les nombreuses fake news diffusées par le gouvernement israélien sur le sujet précis des bébés décapités. La révélation de manipulation ne trouve que peu d’écho dans la sphère médiatique. Seulement quelques médias s’en saisissent pour enquêter et plus largement déceler la présence des autorités israéliennes derrière de nombreuses fake news diffusées sur les réseaux sociaux. C’est par exemple le cas de Libération.

Ce manque de médiatisation a tué dans l’œuf les réactions. Pour Gérard Grizbec, ancien journaliste de France 2, spécialiste du Proche-Orient, la temporalité joue un rôle important : « même une enquête de l’ONU n’aurait pas d’effet salvateur parce qu’elle arriverait trop tard ». Le caractère émotionnel de ces rumeurs surplombe le scandale de la fausseté de l’information. Pour le moment, il reste possible de mesurer la propagation de cette rumeur, à défaut de pouvoir en évaluer les conséquences. Les 20 millions de vues de la vidéo sur le réseau social X permettent de comprendre l’ampleur de la diffusion. Cependant, ces chiffres sont tout à fait relatifs car ils totalisent le nombre de vues et non le nombre de personnes ayant visionné l’extrait.

Très récemment, le 2 avril 2024, le bureau de presse du gouvernement israélien a confirmé à la rédaction Le Monde qu’aucun bébé n’a été décapité à Kfar Azar ni dans un aucun autre kibboutz. L’information est révélée par « Les décodeurs » dans un article récapitulatif de la diffusion de cette rumeur. De quoi relancer les débats et les réactions sur les réseaux sociaux mais aussi sur les chaînes d’informations en continu.

Un pur mensonge

Selon le dernier bilan dressé le 5 décembre par l’Institut national des assurances israélien (NIO1), qui fait office de référence, 789 victimes civiles ont été identifiées par la police israélienne. L’institut a publié les noms de 686 d’entre elles. Selon le ministère des Affaires étrangères, seules dix victimes civiles n’ont pas été identifiées. Le média Haaretz, à l’origine de la révélation de la fake news, a participé aux travaux de collecte des noms et d’identification des victimes aux côtés des associations, des équipes médicales, des familles et des autorités israéliennes. Le NIO1 compte un bébé tué le 7 octobre, mais ni à Kfar Azar et ni décapité. Mila Cohen, 10 mois, a été tuée par balle à Be’eri. L’équipe du service de fact-checking CheckNews de Libération a relevé le nom d’un autre bébé, Omer Kedem Siman Tov, âgé de 2 ans et 3 mois, selon sa famille. Le fichier de l’institut indiquait qu’il avait 4 ans. D’après les recherches menées par Check News, à l’heure actuelle, il serait « extrêmement invraisemblable » que d’autres jeunes victimes ne soient pas encore identifiées. Ainsi, après une quasi-totalité des identifications des corps, il a été statué qu’aucun bébé n’a été décapité à Kfar Azar, ni même ailleurs en Israël.  

Mettre en lumière les enjeux journalistiques dans le traitement de l’information 

La révélation que l’État d’Israël a délibérément menti à propos de certains événements a permis au Hamas d’appuyer des arguments négationnistes. C’est-à-dire un discours selon lequel Israël mentirait sur bien d’autres aspects des massacres. Pour Gérard Grizbec : « chacun cherche la faille, l’occasion de dire ‘vous voyez, ils ont menti’ et de justifier leurs actions ».

En principe, l’ne des règles fondamentales du fact-checking repose sur le croisement des sources. Il est nécessaire d’avoir plusieurs sources et de différentes natures (institutionnelles, gouvernementales ou scientifiques), qui puissent corroborer les faits avant de les partager. La réalité est autre en temps de guerre. Il n’est pas évident de faire appel à plusieurs acteurs pour vérifier une information avant de la partager. La question des sources est donc la principale difficulté. Sur un terrain de guerre, documenter des massacres est un exercice émotionnellement complexe pour les journalistes. C’est également pour cela que les fausses nouvelles fondées sur l’émotion, jouant sur le pathos (la mort, la douleur, la torture) sont les plus susceptibles d’être partagées et reprises en masse par l’opinion publique.

Afin de se prémunir contre les fake news, tout l’enjeu, pour les journalistes, est d’agir avec transparence envers le public. Dans le cadre de cette fake news, les professionnels auraient pu manipuler l’information avec plus de prudence et expliquer pourquoi elle était potentiellement fausse. En cas de conflits armés, les bilans sont difficilement fiables. Dans certains cas, il est nécessaire prendre du recul et choisir l’option de ne pas diffuser une information sans qu’elle soit vérifiée. Aux États-Unis, dans la soirée du 10 octobre, le président Joe Biden confirme que des « terroristes » du Hamas ont décapité des enfants. Dans la foulée, la Maison Blanche a tenu à alerter, dans un communiqué, sur l’incapacité de prouver de manière indépendante la véracité de ces rumeurs.

Baya Drissi

Auteur·trice